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Société de Biomécanique
Les pionniers

Fig 01 Marey 226

(Photo de Félix Nadar)

Quand l’étude du mouvement devint une science expérimentale

Le tout premier contact avec l’oeuvre d’Etienne-Jules Marey produit une forte impression par la beauté des images, pour certaines empreintes d’un halo de mystère. Puis, on s’avise de la diversité des sujets traités, même s’il s’agit toujours de mouvement: mouvements de corps inanimés, solides ou fluides, mais, aussi et surtout, mouvements de l’homme et de nombreuses espèces animales. Si on approfondit encore, c’est l’innovation technique qui frappe. Néanmoins, ne voir en E.J. Marey (Fig. 1) qu’un inventeur, même de grand talent, constituerait une vision très incomplète. En effet, c’est dans le cadre d’un ambitieux projet scientifique qu’E.J. Marey et ses collaborateurs inventent des techniques et mettent en oeuvre une méthode scientifique d’étude expérimentale du mouvement. Cette méthode, qui se fonde sur les lois de la Mécanique, c’est-à-dire la Biomécanique, a été élevée au rang de science par Etienne-Jules Marey, qui l’a appliquée au mouvement de l’homme et des animaux.

L’invention des techniques biomécaniques

E.J. Marey se présentait  lui-même comme un « ingénieur médical », ou un «  ingénieur de la vie ». Une telle désignation est particulièrement justifiée si l’on considère les techniques cinématiques et dynamiques qu’il conçoit, développe et perfectionne sans cesse, avec l’aide efficace de nombreux collaborateurs. 
Par définition, la cinématique s’intéresse au mouvement, tel que le caractérisent déplacement, vitesse et accélération. La technique cinématique inventée par E.J. Marey se rapporte à la détection du déplacement: c’est la chronophotographie. Utilisant la transduction optique à l’instar d’un photographe réputé, Eadweard J. Muybridge (1830-1904), la technique permet de détecter et d’enregistrer le déplacement  de segments corporels, c’est-à-dire   de  saisir les formes  corporelles dans leur évolution. En quelques années seulement,  entre 1882 et 1888, E.J. Marey y apporte de nombreuses améliorations: le déplacement est d’abord rendu par des silhouettes, puis par des épures géométriques (Fig. 2), et, ce, pour la toute première fois dans l’histoire. Caractérisée par l’unicité de point de vue, la technique permet la décomposition du mouvement sur une seule et même plaque photographique (« chronophotographie à plaque fixe »), qui enregistre des clichés successifs, et rend possible d’en suivre les différentes phases d’un seul coup d’oeil. Il y aura encore une nouvelle étape technique, en 1888, celle de l’utilisation d’une bande de papier mobile, puis d’un film photosensible sans perforations et d’une caméra, qui constituent la « chronophotographie à pellicule », fondement de la prise de vue cinématographique.

L’invention de la chronophotographie suscite un retentissement considérable dans de multiples domaines (mouvements professionnels, sportifs, pathologiques). Elle est accompagnée de la mise au point de nombreux dispositifs complémentaires permettant l’étude du mouvement de telle ou telle partie du corps (tronc, pubis, mâchoire, etc.), ou encore la mesure de la performance (trajectoire de la pointe d’une épée, hauteur d’un saut, chemin parcouru lors d’une marche, etc.).

Dans la même période, E.J. Marey s’intéresse aux techniques dynamiques, c’est-à-dire à la mesure des forces, qui, par définition, déterminent le mouvement. Il conçoit et réalise la première plateforme de force de l’histoire de la biomécanique, la « table dynamométrique » (E.J. Marey, 1883), encore dite « plateforme dynamographique » ou « dynamographe » (Fig. 3). Il s’agit d’un sol de mesure, permettant d’enregistrer les actions qui y sont exercées par un sujet au repos ou en mouvement. Autrement dit, ce dispositif mesure les forces de réaction au sol, et donc l’effet global des actions musculaires, pour autant que les forces extérieures appliquées au sujet se limitent à son poids, ainsi qu’à la réaction du sol.

Au total, c’est avec E.J. Marey que des progrès techniques décisifs concernant la détection et l’inscription graphique du mouvement ouvrent la voie à l’étude scientifique.

La définition d’une méthode scientifique d’étude du mouvement

Contrairement à l’impression fallacieuse résultant d’un survol rapide de l’œuvre d’E.J. Marey, l’innovation technique à laquelle il s’attache, avec tant de soin et de talent, s’inscrit dans une perspective plus large, celle d’une méthode expérimentale d’analyse. Sa démarche scientifique consiste à capter, inscrire, et expliquer tous les mouvements possibles, afin d’en découvrir les lois générales.

La méthode, qu’il préconise et applique, comporte plusieurs étapes : analyse du mouvement, souvent réalisée par l’utilisation conjointe de plusieurs techniques, cinématiques et/ou dynamiques, puis tentative de quantification, et enfin interprétation. C’est, par exemple, le cas de l’évaluation du travail accompli dans le saut, ou dans la locomotion, dont l’analyse propose une interprétation en termes de propriétés musculaires. Enfin, quand cela est possible, un modèle analogique est réalisé, c’est-à-dire une synthèse, afin de tester la validité des résultats.

La méthode est clairement biomécanique, au sens moderne du terme, même si, en cette période pionnière, certaines limitations obèrent encore son application. Ainsi, les connaissances mécaniques qui sont utilisées sont-elles modestes, et les résultats, principalement d’ordre qualitatif. Il n’empêche, une méthode scientifique d’étude du mouvement, basée pour la première fois sur l’expérimentation, est définie et mise en œuvre, dans une perspective clairement revendiquée, celle de fonder des explications objectives. Cette méthode peut être qualifiée de « globale », dans la mesure où les grandeurs mesurées sont recueillies à la périphérie du corps, et résultent donc d’une intégration de phénomènes plus élémentaires.

Les raisons des choix scientifiques d’E.J. Marey

Les choix méthodologiques d’E.J. Marey sont loin d’être circonstanciels: ils reposent sur deux positions de principe.
La première procède de ses convictions philosophiques. En effet, E.J. Marey partage les idées positivistes d’Auguste Comte, et s’oppose fermement à la théorie du vitalisme. Son intérêt pour la Mécanique en constitue la conséquence, au service d’une ambition, celle de corréler le mouvement aux forces qui le produisent, tant chez l’homme que chez de nombreuses espèces animales. Donc, il développe une méthode scientifique d’analyse du mouvement, afin de se donner les moyens d’une explication objective.

La seconde position de principe, dont il se réclame, n’est pas moins fortement affirmée. Au motif que, selon lui, la vivisection perturberait les fonctions naturelles (et ne permettrait pas de connaître le jeu régulier de la vie), il prône une approche menée à partir des données recueillies à la périphérie du corps, c’est-à-dire une approche globale. C’est là une des originalités d’E.J. Marey,, qui le place dans une opposition radicale avec l’approche réductionniste de Claude Bernard et de la plupart de ses contemporains.

La conjonction de ces deux positions de principe explique la prudence qu’inspirait à E.J. Marey l’étude de l’« acte de la volonté », comme il nommait le mouvement volontaire, et pourquoi les interprétations physiologiques qu’il a développées se limitent pour l’essentiel à l’action des muscles, notamment au rôle de l’élasticité musculaire.

En conclusion, un siècle a passé, et l’on n’a plus guère l’idée du rayonnement scientifique (et de la reconnaissance institutionnelle) d’E.J. Marey. Pourtant, aucun de ceux dont le nom marque l’étude du mouvement n’a manqué de lui rendre hommage, tels Braune und Fisher (1895) ou Bernstein (1935), Woodworth (1902), et bien d’autres. Bien sûr, un long chemin a été parcouru depuis lors, grâce au progrès des techniques, à l’évolution des problématiques et à l’accumulation des connaissances. Il n’en est que plus remarquable de constater le caractère indélébile de son empreinte: l’étude du mouvement ne procède-t-elle pas toujours de la méthode qu’il a préconisée?

Simon Bouisset
Professeur émérite
Université Paris-Sud/Orsay

Illustrations

 Fig 02 Marey 228

 Chronophotographie de la course (Musée Marey, Beaune). Le sujet (« Homme en noir ») porte une combinaison noire, munie de bandes blanches disposées le long des principaux segments corporels, et de pastilles fixées au niveau des centres articulaires, afin de permettre d’identifier le déplacement du membre supérieur, du membre inférieur et de la tête.

Fig 03 Marey 230

En haut : Plateforme de force (Archives Collège de France).
En bas : Premiers tracés obtenus avec une plateforme (Marey, 1883). De A à M : divers mouvements (composante verticale) sont représentés ; en D, élévation et abaissement du membre supérieur.

Fig 04 Marey 232

E.J. Marey vers 1900

Repères bibliographiques

  • F. Dagognet : Etienne-Jules Marey, Hazan, Paris, 1987.
  • L. Mannoni : Etienne-Jules Marey, la mémoire de l’œil; Milan-Paris, Mazzotta- Cinémathèque française, 1999.
  • E.J. Marey : De la mesure dans les différents actes de la locomotion; C.R. Acad. Sci., Paris, 1883, 97, 820-825.
  • E.J. Marey : Le Mouvement; G. Masson, Paris, 1894.
  • E.J. Marey : La photographie du mouvement, Catalogue de l’exposition du Musée national d’Art Moderne (1977-78); Centre Georges Pompidou, Paris.
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