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Société de Biomécanique
Les pionniers

Etude de la locomotion du cheval à l’instigation des artistes animaliers

Etienne-Jules Marey (1830-1904) a souvent cité dans ses travaux les noms de personnes aujourd’hui assez peu connues des biomécaniciens, des artistes qui poursuivaient une quête qui nous est devenue bien étrangère, celle de la fidèle représentation des animaux. A l’époque où la photographie n’existait pas encore (c’est-à-dire jusqu’au début de XIXème siècle), représenter un cheval sur un tableau ou dans une sculpture était un exercice aussi compliqué que fréquent, car le cheval était l’animal noble par excellence, et l’accessoire indispensable de la démonstration de la puissance princière. L’artiste du XVIIIe siècle qui devait se livrer à cet exercice devait relever trois défis : respecter les proportions de l’animal, en reproduire la conformation exacte, avec les reliefs liés aux formations anatomiques sous-jacentes, et surtout figurer le cheval dans une attitude la plus vraisemblable possible, ce qui était un casse-tête insoluble.

Une anecdote révèle l’impossibilité de représenter les chevaux en mouvement, même aux allures lentes ; un peintre de chevaux aussi avisé qu’Horace Vernet (1789-1863), grand ami de Théodore Géricault, recevait dans son atelier, en compagnie d’Émile Duhousset, officier de cavalerie lié à de nombreux artistes, la visite d’un amateur. Pour l’impressionner, il lui montre des croquis de chevaux ruant et se cabrant. Une fois le visiteur sorti, il se tourne vers Duhousset : « J’ai fait mon métier, lui dit-il en roulant sa cigarette, mais je me suis bien gardé de faire rentrer d’un pas tranquille tous ces animaux que je venais de lancer à fond de train pour le satisfaire ; il aurait peut-être saisi l’hésitation que j’éprouve devant la simplicité d’une allure calme, mon œil s’y perd [1]. »

Alors les artistes usaient d’une sorte de convention dans laquelle le cheval était positionné dans quelques attitudes types : une sorte de cabrade, un galop volant ou un trot très relevé. La conformation de l’animal également était irréaliste avec des formes globuleuses ou des têtes très petites, comme les montrent les tableaux des chasses de Louis XV par Oudry. L’incapacité de représenter correctement le cheval avait conduit à définir un standard académique, faux mais accepté ; tout comme le lion devait avoir un visage rond, le cheval en mouvement devait être juché sur ses postérieurs, les antérieurs tendus vers l’avant.

Le développement de la médecine vétérinaire à partir des années 1760 allait fournir un corpus de données morphologiques et anatomiques qui allaient révolutionner le style de la peinture impliquant le cheval. Claude Bourgelat (1712-1779), écuyer, commissaire général des haras du royaume et créateur des deux premières écoles vétérinaires, Lyon en 1762 et Parisen 1765, avait bien compris l’intérêt que présentaient pour les artistes ces nouvelles institutions et il créa à Alfort, dès 1768, un cours gratuit d’anatomie artistique [2] qui leur était spécialement destiné. Il en chargea Georges-Claude Goiffon (1709-1776), un ingénieur, mécanicien, architecte et dessinateur, qui fut rejoint ensuite par le jeune Antoine-François Vincent (1743-1789), un peintre d’histoire et excellent graveur, dès 1768 [3]. Leurs démonstrations de dissection eurent un grand succès ; peintres et sculpteurs se pressèrent aux séances. En 1779, Vincent devenait professeur de dessin à Alfort et publiait leurs travaux [4] sous le titre de La Mémoire artificielle des principes relatifs à la fidelle représentation des animaux, tant en peinture qu'en sculpture. Première partie concernant le cheval. Le traité aborde, outre les proportions et la conformation du cheval, le détail des principales allures, ceci afin de donner aux artistes tous les principes d’une représentation exacte de l’animal en mouvement (Figure 1). La chose existait déjà pour l’homme mais elle était considérablement simplifiée par la représentation essentiellement statique que l’on en faisait alors. Cet ouvrage eut un succès retentissant et Vincent fut encouragé dans son enseignement de l’anatomie pour les artistes.

A partir de septembre 1780, son cours était dispensé le dimanche, avec un succès toujours croissant, si bien que des tentatives furent menées pour lui faire quitter Alfort et le déplacer à Paris. En 1787 était crée une chaire de proportions, qui disparut l’année suivante du fait de la crise budgétaire que traversait le royaume [5].

C’est la troisième partie de La Mémoire artificielle qui traite du mouvement du cheval et de l’enchaînement harmonique du placement des membres aux différentes allures. Pour décomposer les allures, Goiffon et Vincent eurent l’idée d’équiper les pieds des chevaux de fers de quatre formes différentes, de relever à l’ouïe les battues des sabots puis de les confronter aux traces au sol de manière à créer une sorte de portée musicale, dite échelle odochronométrique, représentant la succession des « posés» de pieds et les durées d’appui. Plus spectaculaires encore, ce que nous appelons aujourd’hui des kinogrammes (Figure 2) figurait sous forme de diagrammes la succession des positions d’un membre au cours d’une foulée, annonçant les travaux d’Etienne-Jules Marey (1830-1904) au siècle suivant.

Il est d’ailleurs amusant, en étudiant le tracé du trot, de constater qu’ils avaient déjà répondu par l’observation et la logique à la grande question qui allait conduire Eadweard Muybridge à engager ses travaux photographiques, celle de l’existence d’une phase de suspension au trot. Le trot étant une allure symétrique par posés successifs de bipèdes diagonaux, le fait que la trace du sabot postérieur recouvre celle du sabot antérieur ipsilatéral implique que ce sabot antérieur avait quitté le sol alors que le postérieur était encore en l’air, et donc l’existence de cette suspension, chose que Marey soulignait dès 1873 [6].

Malgré toutes les imperfections liées à l’absence de moyens de mesure objective, Goiffon et Vincent furent les premiers à offrir des solutions aux problèmes qui préoccupaient les artistes du XIXe siècle, ces peintres et sculpteurs de milliers de chevaux piaffant ou se cabrant dans les portraits équestres, les scènes de chasse et les scènes de batailles particulièrement à l’honneur sous l’Empire.

D’autres artistes firent de même par la suite. Etienne Meissonier tout particulièrement se passionna pour le sujet ; le peintre passait ainsi des heures à voir courir les chevaux au champ de manœuvres de Saint-Germain-en-Laye, et il était allé jusqu’à installer dans sa propriété de Poissy une sorte de petit chemin de fer disposé le long d’une piste de course ; monté sur un chariot, il pouvait ainsi accompagner le déplacement du cheval et en saisir tous les détails.

Paradoxalement, les artistes du XIXe siècle auraient pu profiter de la décomposition du mouvement opérée par la photographie, mais ils peinèrent généralement à accepter des attitudes trop éloignées de l’idée qu’ils se faisaient des allures. Ainsi Meissonier, pourtant un des plus convaincus, écrivait : « Pour l'artiste, il n'y a qu'une catégorie de mouvements, ceux que son œil peut saisir. Il n'a pas plus le droit de mettre sur une toile ce qui est visible à l'aide du seul objectif que d'y peindre ce que lui montrerait le microscope.[7] »

Rares furent ceux qui intégrèrent la chose dans leur Art ; la photographie était en fait une fausse amie : elle leur apportait une nouvelle vérité en même temps que, rendant cet Art figuratif moins nécessaire, elle annonçait le déclin de leur profession.

Christophe DEGUEURCE
Conservateur du musée Fragonard / Professeur d’Anatomie
École Nationale Vétérinaire d’Alfort

Ce texte est un résumé d’un chapitre de l’ouvrage Beautés intérieures de Christophe Degueurce et Hélène Delalex, publié en 2010 par les éditions de la Réunion des Musées Nationaux.

Illustrations

Fig 01 cheval

Figure 1 : Cheval au galop. Cette figure montre les muscles sous-jacents à la peau. Ceux-ci ont souvent été figurés dans les représentations de chevaux au XIXe siècle, car ils donnent à l'animal un aspect plus racé que les arrondis traditionnellement utilisés (Goiffon et Vincent, 1779).

Fig 02 cheval

Figure 2 : Kinogramme. Cette figure, d'une étude très complexe, représente le fonctionnement du bipède latéral droit lors du galop. Cette allure étant asymétrique, une autre planche figurait le bipède latéral gauche. La figure est formée de quatre éléments : les pistes, le tableau, l'échelle et la table. En bas, sont figurées les pistes du cheval, avec la marque de chaque appui au sol. Les distances sont indiquées dans une échelle non absolue, proportionnelle à la taille même de chaque animal ; elles sont donc notées en secondes ('') et en tierces ('''). Au dessus, le tableau représente les positions successives des membres thoraciques et pelviens, avec comme convention que les points fixes choisis sont la hanche pour le postérieur et le sommet de l'omoplate pour l'antérieur. L'échelle figurée en haut à droite indique quant à elle les phases d'appui et de suspension de chaque membre ; le trait est plein lorsque le sabot est à l'appui. À droite, la table fournit des indications sur les angles entre les segments de membre à chacune des phases de la foulée ( Goiffon et Vincent, 1779).

Fig 03 cheval

Figure 3 : Modèle en plâtre de cheval, complet, réalisé par Vincent en 1780 illustrant les trois canons de la fidèle représentation du cheval: proportions, modelé des formes et mouvement harmonieux des membres.

Références bibliographiques

  1. Duhousset, 1874, p. 11.
  2. Ce cours était intitulé « Ecole de principes sur la parfaite représentation des animaux, relativement à la peinture et à la sculpture ». In Railliet et Moulé, 1908, p.277.
  3. Railliet et Moulé, 1908, p.278.
  4. Goiffon était mort en 1776 mais Vincent associa son nom au sien lors de la publication.
  5. Railliet et Moulé, 1908, p.279.
  6. Marey, 1873, p. 151.
  7. Larroumet, op.cit, p. 214
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