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Société de biomécanique
Parole de scientifiques
Emmanuelle Pouydebat

Je suis Directrice de recherche au CNRS et au Muséum National d’Histoire Naturelle. Mes recherches portent sur les capacités de préhension et de manipulation, utilisation d’outils inclus. Je développe des projets interdisciplinaires impliquant des études comportementales et expérimentales (quantification de performances, modélisations) dans un cadre comparatif interspécifique : primates (humains inclus), éléphants, carnivores, oiseaux, amphibiens… Cette approche permet de comprendre l’influence des paramètres écologiques dans l’évolution de ces fonctions vitales, de mettre en évidence les véritables spécificités humaines, d’interpréter les fossiles sous un nouvel angle et de développer des projets bio-inspirés.

J’ai eu l’honneur de recevoir plusieurs distinctions dont la médaille d’argent du CNRS et je diffuse de mon mieux mes connaissances auprès du grand public (conférences, TV, radio, plusieurs livres…).

 

 

 

Laboratoire / Ville / Pays

MECADEV, Mécanismes Adaptatifs et Evolution (UMR 7179-CNRS/Muséum National D’histoire Naturelle) – Paris/France

 

Par quel biais avez-vous été amenée à vous intéresser à la biomécanique ? Quelle a été votre première expérience en lien avec la biomécanique ?

Au cours de mes études en anthropologie et biologie de l’évolution, je me suis vite rendue compte que l’utilisation d’outils était centrale dans la définition même du genre humain et qu’on lui associait bien trop rapidement des critères fonctionnels et morphologiques spécifiques. Cela constituait un problème majeur car ces études « forme-fonction » étaient utilisées pour déduire si tel ou tel fossile avait utilisé ou non des outils et s’il faisait donc partie de la lignée humaine (puisqu’à l’époque on associait systématiquement outil à humain). Il fallait donc trouver un nouvel angle d’attaque pour mieux comprendre les critères fonctionnels et morphologiques impliqués dans les utilisations d’outils. Mon hypothèse était que bien d‘autres espèces que les humains étaient capables d’utiliser des outils et ce malgré des critères fonctionnels et anatomiques bien différents. J’ai alors mis en place des expérimentations chez les grands singes et les humains et ai décrit leurs capacités manuelles en quantifiant de manière originale pour l’époque des données inspirées de la biomécanique humaine : les postures manuelles. Cela m’a permis de remettre en cause les spécificités humaines et de montrer que les premiers utilisateurs d’outils n’étaient sans doute pas des humains. Homo habilis était peut-être un australopithèque !

Quels sont selon vous les liens principaux de la biomécanique avec votre domaine de recherche ?

Les liens sont variés et sources d’innovations, tant pour comprendre des mécanismes évolutifs globaux que pour faire parler des fossiles. En effet, l’apport de données biomécaniques sur l’ensemble du membre antérieur des animaux étudiés (e.g. amplitudes articulaires, forces) montrent systématiquement l’évolution des espèces sous un nouvel angle. Les analyses biomécaniques m’ont par exemple permis de montrer l’importance du milieu arboricole dans l’acquisition et l’évolution des préhensions et manipulations complexes. Une révolution dans mon domaine qui mettait systématiquement en avant le milieu ouvert. Par ailleurs, les modèles biomécaniques que nous développons sur les mains occasionnent de toutes nouvelles interprétations de fossiles emblématiques comme les australopithèques ou les néandertaliens. Dans les projets bio-inspirés qui me passionnent également beaucoup, la biomécanique est toujours présente, de la compréhension des nids des chimpanzés aux mouvements si complexes de la trompe des éléphants. Elle est également au cœur de nos préoccupations d’innovations technologiques (« sans marqueurs ») pour quantifier en 3D les mouvements d’animaux et organes emblématiques comme la trompe des éléphants.

Auriez-vous une définition de la biomécanique ?

Bien plus biologiste que physicienne, je vois la biomécanique de manière très large autour de tout ce qui touche à la mécanique du vivant. Elle est très proche de ce que nous pouvons nommer morphologie fonctionnelle, même si les puristes vous donneront bien des définitions différentes. Pour moi, elle représente un concept indispensable pour comprendre le vivant et son évolution puisque le mouvement est partout et impliqué dans la survie. La préhension, la manipulation se rencontrent dans tous les comportements vitaux des animaux, que ce soit pour les aspects sensoriels, la prise de nourriture, les contacts sociaux, la locomotion, etc. Comprendre les mouvements et les déformations du vivant constituent une base inévitable pour comprendre des mécanismes évolutifs. De plus, la biomécanique offre des méthodes innovantes pour nous aider à comprendre les fonctionnements si complexes des mouvements de nos organismes et de leurs organes, parfois extrêmement complexes, tant dans leur anatomie, leur physiologie, leur chimie ou leur comportement. 

Quels sont les éléments que la biomécanique pourrait vous apporter dans vos recherches à plus ou moins long terme ?

En ce moment, je cherche à faire davantage de transfert de connaissances pour voir mon travail appliqué dans des domaines parallèle au miens comme la médecine ou l’industrie. La biomécanique devient alors un concept et un outil indispensable pour tester des hypothèses ou encore valider des modèles. C’est toujours une nouvelle source d’inspiration et d’innovations quand on souhaite faire de la biomécanique sur les animaux et ma curiosité n’est jamais rassasiée ! Il me semble donc que la biomécanique va continuer à répondre à des questions irrésolues sur les mécanismes du vivant et les comportements fonctionnels des fossiles mais aussi nous aider à davantage transférer nos connaissances grâce aux approches interdisciplinaires que j’affectionne particulièrement. 

Quelle est selon vous la découverte marquante des 20 dernières années à la frontière de la biomécanique et de votre discipline qui vous a le plus apporté ?

Sans aucune hésitation les travaux portant sur la biomécanique de la langue des lézards et des pattes des geckos. Je me souviens avoir été fascinée par une conférence du Professeur Nishikawa qui montrait une étude biomécanique de la préhension par la langue de diverses espèces de lézards et grenouilles, tout en mettant en relations les paramètres biomécaniques et morphologiques. Le modèle était superbe et montrait les optimisations dont sont capables les animaux. Parallèlement, des expérimentations biomécaniques sur l’adhésion si spécifique des pattes des geckos allaient donner lieu à de nouveaux matériaux adhésifs. On pouvait, avec la biomécanique, accéder aux adaptations si incroyables de certaines espèces, tout en innovant pour l’espèce humaine. Ce n’est pas un hasard si j’ai aussi travaillé sur les lézards et les grenouilles dont les capacités cognitives comme fonctionnelles sont largement sous-estimées. 

Avez-vous une anecdote particulière ?

Je me souviendrai toujours de la première fois où nous avons mis au point un protocole pour quantifier les paramètres biomécaniques 3D de la préhension chez les singes, sans contrainte. C’était unique, totalement nouveau dans notre domaine. Tout était prêt : calibration, modèle sans marqueur, caméras synchronisées, types de nourritures à tester, etc. Avec une doctorante, nous avions passé du temps à bien calibrer la zone avant l’arrivée des orangs outans (car il ne nous était pas possible d’entrer avec eux) et nous avions bien disposé les toutes petites nourritures (pour filmer les saisies de précision) et les plus grosses comme des pommes (pour filmer les saisies de puissance) dans la zone à filmer. Nous ne pouvions faire qu’une seule prise par espèce et par jour et c’était notre premier grand singe testé… Notre cœur battait fort ! La porte de notre mâle orang outan (Sandaï pour ne pas le citer) s’ouvre et le voici qui arrive tranquillement. Nous étions scotchées devant nos caméras pour récolter les premières vidéos d’un grand singe. Monsieur arrive enfin sur la zone et le voilà qui se met à prendre toutes les petites nourritures avec la bouche (forte dextérité des lèvres chez les orangs outans) et les pommes avec les pieds ! Ce n’était pas gagné… 

Un mot de conclusion ?

Je me pose mille questions par jour et les défis sont nombreux, que je sois avec des singes, des grenouilles, des perroquets, des tyrannosaures ou des éléphants ! J’adore apprendre, chaque jour. Je me sens comme une éternelle étudiante qui a encore tout à découvrir. Et ce dont je suis sure, c’est que la biomécanique a apporté des réflexions nouvelles et essentielles dans la biologie de l’évolution et dans le fonctionnement du monde animal comme dans les origines des humains. Je suis convaincue que cette discipline, avec ses concepts et ses outils, saura nous aider, en biologie comme en éthologie ou en bio-inspiration, à mieux innover et apporter de nouvelles hypothèses et réponses à nos questions pour beaucoup irrésolues. Comprendre le mouvement, au sens large comme dans ses subtilités, de l’infiniment petit jusqu’aux éléphants, sera toujours pour moi au cœur des questionnements du fonctionnement de la vie.

Propos recueillis par B. Watier

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