Clotho, la benjamine des trois moires, tisse le fil de la vie. Lorsque les dieux apprirent que Tantale avait tué son fils Pélops pour leur servir de repas, ils placèrent ses restes dans un chaudron. Clotho ramena Pélops à la vie. Pas tout à fait en entier, il lui manquait une épaule mangée par Déméter. Clotho la remplaça par un bloc d'ivoire (Ritt et al., 1994). A-t-elle effectué la première arthroplastie de l’histoire avec un matériau, l’ivoire, utilisé bien des siècles plus tard pour constituer des éléments prothétiques ?
Les premières références bibliographiques d’implantations de prothèses articulaires datent du 19ème siècle. Les évolutions majeures, qui ont conduit aux prothèses posées de nos jours, ont été réalisées tout au long du 20ème siècle. Pour introduire l’évolution des prothèses articulaires on peut se servir de données bibliométriques (ici issues de pubmed) qui illustrent bien l’historique et l’occurrence des différentes arthroplasties. Les premières publications qui sont référencées datent du début du 20ème siècle ; elles concernent les prothèses de hanche, genou, cheville et coude. Il faut attendre la fin de la première moitié du siècle pour y trouver des publications relatives aux prothèses d’épaule et de poignet et seulement les années soixante-et-dix pour celles du pouce. Le nombre de documents est à peu près proportionnel aux nombres de chirurgies réalisées chaque année en France pour chaque type de prothèse. On dénombre environ 80000 documents pour la hanche et le genou, 20000 pour l’épaule, 15000 pour la cheville, 10000 pour le coude, 6000 pour le poignet et 600 pour le pouce. À noter pour cette dernière prothèse le très faible nombre de références.
La pose d’une prothèse articulaire a pour objectif la restauration du mouvement. La cinématique de l’articulation et son éventuelle complexité doivent être prises en compte pour définir le design des implants. Idéalement une prothèse doit soulager la douleur, rétablir la fonction, être durable et fiable. Les matériaux qui les constituent doivent être acceptés par le tissu hôte, assurer des contraintes mécaniques normales au niveau de l'interface et dans l'os environnant et limiter le risque de rupture des implants.
Dans l’articulation de la hanche le mécanisme est simple. La liaison entre la tête fémorale et le cotyle est de type rotule ou sphérique et la cinématique en est fortement contrainte. Pour ce type de liaison, sur le plan clinique, une des contraintes à prendre en compte est le risque de luxation. La complexité de la cinématique du genou est due à des paramètres géométriques qui sont les formes et surfaces des os ainsi que celles des différents tissus mous de l’articulation. Les déplacements relatifs des surfaces en vis-à-vis, contraints par le complexe ligamentaire, produisent une cinématique composée de rotations et de translations. Les formes spécifiques de la partie proximale du tibia et distale du fémur, de par leur concavité et convexité respectives, jouent un rôle important : elles sont en parfaite congruence.
Sur le plan mécanique, une articulation met en contact et frottement deux ou plusieurs surfaces qui sont inévitablement soumises à de l’usure et l’endommagement. Ces phénomènes, qui dépendent des matériaux, de leur environnement et de leurs comportements sur le long terme, conditionnent la durée de vie de l’implant. Ainsi, pour concevoir une prothèse, les cliniciens et les ingénieurs auxquels ils étaient associés, au-delà des questions de biocompatibilité et d’interaction des implants avec les tissus biologiques, avaient à résoudre des problèmes mécaniques, tribologiques et physicochimiques.
Arthroplasties - Ostéotomies
Figure 1. Aristide Verneuil
Avant la pose des premières prothèses articulaires, différentes arthroplasties ont été réalisées au 19ème siècle avec plus ou moins de succès. La première intervention dans laquelle le membre inférieur a été préservé et durant laquelle la tête fémorale a été excisée date de 1821. Dans certaines interventions, il s’agissait de réséquer les os en contact. Dans la deuxième moitié du 19ème siècle, d e s chirurgiens, dont le français Verneuil (1860) (Fig.1), ont eu l’idée d’intercaler dans l’articulation, entre les surfaces réséquées, un tissu biolog ique mou pour évite r simplement qu'elles ne deviennent adhérentes ou d’interposer un matériau pour traiter ou séparer les surfaces. De nombreuses tentatives ont été réalisées pour déterminer le matériau optimal. Des matériaux organiques et inorganiques ont été testés : caoutchouc, vessie de proc, bois, zinc, feuille d’or. Un progrès majeur a été réalisé par Marius Smith-Petersen en 1923. Il a recouvert la tête fémorale par une cupule en verre pour la resurfacer (Fig. 2).
Figure 2. Coupe de resurfaçage de Smith Petersen (https://collection.sciencemuseumgroup.org.uk/)
Il avait observé au préalable, sur un patient, le développement d’une membrane d’interface fibreuse autour d’un morceau de verre et il avait pensé que, une fois la cupule retirée, cette membrane d’interposition pourrait jouer un rôle de néo-cartilage. La fragilité du verre et la rupture des implants l’ont conduit à la recherche d’un autre matériau. En 1937 il s’est orienté vers le vitallium, un alliage de colbalt-chrome, matériau nouveau déjà utilisé en odontologie dont les propriétés lui permettaient de ne pas retirer l’implant au bout de deux ans. De 1938 à 1952 plus de 1000 cupules ont été posées avec de bons résultats. Dans cet article, nous limiterons aux seules prothèses de hanche et de genou.
Prothèse de hanche
Des implants fémoraux ont été développés pour le traitement des pathologies de la tête fémorale et en particulier des fractures du col du fémur. La tête fémorale est alors la seule partie d e l ’ articulation qui est remplacée .
Figure 3. Themistocles Glück (1853-1942)
En 1880 , Themistocles Gluck (Fig. 3), pionnier dans la conception des prothèses, a développé un implant fémoral en utilisant de l’ivoire. Pour sa fixation, il a utilisé, avec de mauvais résultats, un ciment à prise rapide. En 1919, Pierre Delbet a remplacé la tête fémorale par une pièce en caoutchouc alors que Hey-Groves en 1933 a utilisé à nouveau de l’ivoire. Les frères Judet (Judet et Judet, 1990) en 1946 ont développé un implant à tige courte avec une tête en acrylique (méthacrylate de méthyle) fixée à un pivot court complètement inséré dans le col du fémur (Fig. 4).
Figure 4. Prothèse des frères Judet ©Conservatoire du patrimoine hospitalier de Rennes
Très implantée pendant plusieurs années avec de bons résultats (Kovac et al., 2004) cette prothèse a été abandonnée pour des problèmes de rupture du pivot ou d’usure de la tête. Austin Moore en a proposé une version modifiée (Fig. 5). Le col et la tête sont enlevés et l’implant, monobloc, est constitué d’une tête et d’une tige en métal. La tige, qui vient s’insérer dans la diaphyse, comprend des trous débouchant pour permettre la repousse osseuse. Ce concept est depuis repris pour les implants fémoraux.
Figure 5. Prothèse de Moore ©Conservatoire du patrimoine hospitalier de Rennes
Pour le traitement de l’arthrose, les deux surfaces en contact de l’articulation doivent être remplacées. Mac Kee a, le premier, conçu un prototype de prothèse totale de hanche (PTH) (Fig. 6) : la tête fémorale a été associée à une pièce hémisphérique creuse (cupule) implantée et bloquée dans le cotyle (d’où le nom de prothèse autoverrouillée). Ainsi les mouvements de l’articulation étaient supportés par les deux parties de l’implant qui étaient toutes les deux métalliques. Mac Kee implantera ses premières prothèses en 1951. D’abord en acier inoxydable, elles ont ensuite été réalisées en vitallium.
Figure 6. Prothèse de G. K. McKee and J. Watson- Farrar (https://onlineexhibits.library.yale.edu/s/hipreplacement/page/charnleysimpact)
Le design et la conception des éléments de ces PTH ont apporté de nouveaux problèmes biomécaniques. Audelà des questions géométriques posées pour la restauration du mouvement il y avait celles relevant de la mécanique des matériaux : résistance à la rupture, au vieillissement en milieu biologique et à la fatigue. L’absence de fluage et de déformations plastiques était également recherchée. Les aspects tribologiques étaient présents. Lorsque deux pièces sont en contact et frottement, les matériaux qui les constituent forment un couple de frottement : leur usure doit être considérée. Différents phénomènes peuvent se produire simultanément ou successivement. Il s’agit de transformations topographiques, mécaniques et physicochimiques des surfaces et d’adhérence de tout ou de parties d’entre elles. L’adhésion peut conduire au transfert de matière d’un corps sur l’autre ou à la formation de débris qui jouent un rôle important pour le descellement des implants. Ces mécanismes, qui se produisent in-vivo, restent encore mal décrits. Les problèmes de fixation (appelée stabilité primaire) de ces implants dans l’os avaient également à être considérés : les implants peuvent de nos jours être impactés, cimentés et troués pour favoriser la repousse osseuse (stabilité secondaire). Pour couvrir tous les aspects de la tribologie liés aux systèmes biologiques le terme de biotribologie a été introduit par Dowson et Wright en 1973. Ces derniers avaient compris que les études tribologiques des surfaces portantes devaient idéalement être associées à des études biologiques. L'ostéolyse et les réactions indésirables des tissus aux particules d'usure sont parmi les principaux facteurs limitant à long terme la durée de vie des arthroplasties Puisqu’il n’était pas possible d’éliminer totalement l'usure, il fallait tenter de la minimiser. Les réactions biologiques dépendent du matériau, du nombre et de la morphologie des particules d'usure et du volume usé. Différents couples de frottement ont été proposés avec des résultats variés. La prise en compte du frottement entre les surfaces de contact ou surfaces portantes a joué un rôle important dans le développement des prothèses totales de hanche. La notion de PTH à faible frottement a été introduite par J. Charnley dans les années 1960 (Fig. 7).
Figure 7. John Charnley (https://www.spotornofoundation.it/website/storia-delle-protesi/ )
Ce fut une avancée majeure. Charnley s’est d’abord orienté vers des matériaux présentant des couples de frottement les plus faibles possibles. Il a par exemple utilisé du téflon connu pour son faible coefficient de frottement. Cependant, le revêtement en téflon se délaminait rapidement conduisant à un échec précoce de l’arthroplastie. Le choix des matériaux est délicat ; les couples de frottement doivent être les plus faibles possibles, la résistance à l’usure la plus élevée et les process de fabrication doivent permettre de concevoir des formes précises et d’atteindre des exigences élevées sur les rugosités de surface. Le polytétrafluoroéthylène (PTFE) a été utilisé pour la première fois en 1959 par Charnley pour la partie acétabulaire en raison de ses bonnes propriétés tribologiques lorsqu’il frotte avec du métal. C’est l’usure du polyéthylène qui devenait alors le problème principal sur le long terme.
Le couple de frottement optimum déterminé, Charnley a abordé la question des rapports des diamètres de la tête et de la cupule. Un grand diamètre de tête devrait favoriser l’amplitude du mouvement et la lubrification du contact. Cependant, la faible mouillabilité du polymère ne permettait pas une lubrification suffisante et conduisait au contraire à augmenter l’usure (Kabo et al., 1993). Charnley a tenté de trouver un diamètre minimum qui n’induisait pas de déformations plastiques du polyéthylène. Il était ainsi acquis que la réduction du diamètre de la tête en conservant un diamètre plus élevé pour l’insert permettait de diminuer l’usure et de réduire les efforts à l’interface os/implant dans le cotyle. Ce qui avait pour conséquence de diminuer les descellements. Un diamètre de 22 mm pour la tête a été retenu par Charnley (Charnley et al., 1969). En 2002, Eggli et al. ont rapporté pour le contact métal/polyéthylène une usure annuelle volumétrique de 44,6 mm3/an pour des diamètres de 22 mm et de 125,9 mm3/an pour des têtes en 32 mm. La stabilité primaire, recherchée en peropératoire, est due à la géométrie de l’implant (macrostabilité), sa rugosité, sa géométrie de surface (microstabilité) et la technique d’insertion. La stabilité secondaire, qui se produit à plus long terme est due à la réaction des tissus biologiques environnants. Cette réaction, qui conduit à une repousse osseuse, est conditionnée par des paramètres tribologiques et physicochimiques. Pour assurer la stabilité primaire de ses implants, Charnley a assuré leur fixation avec du ciment polymétacrylate de méthyle (PMMA) qui était utilisé depuis longtemps par les dentistes. L’expérience l’avait conduit à choisir une épaisseur de ciment autour de l’implant d’au moins 2mm. Dans les années 80, Marcel Kerboull (Kerboull et al., 1987) a proposé l’utilisation de ciments à faible viscosité pour fixer des tiges fémorales remplissant presque totalement la cavité médullaire vidée de tout os spongieux. Il s’agissait d’un nouveau concept, le « French Paradox » : le contact de la tige avec l’os cortical imposait à une faible épaisseur de ciment. La géométrie de la tige et son impaction dans la cavité médullaire permettaient d’optimiser l’adhérence et de réduire les risques de descellements.En France, Pierre Boutin, avec toujours pour objectif de diminuer le frottement, a eu l’idée, dans les années 70, d’utiliser la céramique d’alumine pour constituer le couple de frottement (Fig. 8).
Figure 8. P. Boutin ((https://www.sofcot.fr/sites/www.sofcot.fr/files/medias/documents/3%20Le%20couple%20céramique.pdf ) et Prothèse de Pierre Boutin onçue par CERAVER - tige inox cimentée, couple de frottement en alumine - Ceraver©
Le coefficient de frottement d’un couple céramique/ céramique est faible (voir Tableau 1) de plus, en présence de tissus vivants, l’alumine, ne déclenche aucune réaction. En 1977, un cône morse a été utilisé pour fixer la sphère en céramique à une tige en alliage de titane.
Heller et collaborateur (Heller et al., 2001) ont montré que durant des tâches telles que la descente d’escalier la force enregistrée au niveau de la tête fémorale pouvait être d’environ six fois le poids du corps. Une séparation de faible amplitude (1mm à 3mm) de la tête et de la cupule, appelée décoaptation, a été mise en évidence lors de la marche.
Tableau 1. Différents coefficients de frottement d’après Jin et al. (2006)
La tête fémorale impacte la cupule au niveau de son chanfrein ; les concentrations de contraintes qui en résultent engendrent une zone favorable à l’initiation et à la propagation de fissures. Afin de remédier à ce problème, les composites aluminezircone ont ensuite été introduits avec succès. Des prothèses à cols modulaires ont été mises sur le marché à la fin des années 1980 pour adapter l’implant à l’anatomie du patient (Fig. 9).
Figure 9. Cols modulaires : INtegrale Modular – ORTOBIODUE©
Cette modularité permet de retrouver l’offset fémoral natif (distance entre l’axe diaphysaire et le centre de la tête fémorale) dont le rôle est important dans la récupération de la force des abducteurs (Mc Grory et al., 1995) et l’amplitude de l’antéversion. Des études ont toutefois montré que cette modularité pouvait engendrer de la corrosion à l’interface tige/col, de la production de débris métalliques ou des ruptures d’implants (ANSM, 2018 par exemple).
Le concept de la double mobilité (Fig. 10) a été introduit en France dans les années 1970 par G. Bousquet, chirurgien stéphanois, pour apporter une réponse globale au problème de luxation et d’usure. La première mobilité est celle de la tête dans l’insert et la deuxième celle de l’insert dans la cupule acétabulaire. L’un des problèmes de la double mobilité, rapporté par exemple par (Philippot et al., 2012) est la luxation intraprothétique causée par l’usure du système de rétention de l’insert. Ce concept d’abord commercialisé par SERF société française a été largement repris par la suite.
Figure 10. Modular Dual Mobility MDM X3© de Stryker
Les approches numériques concernant les prothèses totales de hanche sont quant à elles relativement récentes. Les premiers travaux référencés utilisant la méthode des éléments finis datent de 1977. Ils avaient pour objet de comparer les distributions des contraintes dans différents types d’implants (Röhrle et al. 1977). Depuis, les approches numériques ont largement été utilisées aussi bien pour caractériser le comportement mécanique des composants prothétiques, leur usure, la distribution des contraintes à l’interface os/prothèse, la cicatrisation périprothétique. Des approches mécano-chimicobiologiques sont maintenant développées. Il est clair que la modélisation numérique permet de mieux caractériser et quantifier les bénéfices des évolutions tant sur l’acte chirurgical que sur la durée de vie des prothèses. Ce qui est souvent fait en comparant anciennes et nouvelles générations de prothèses.
Prothèses du genou
En 1891, Themistocles Gluck (Brand et al., 2011) a implanté la première prothèse totale du genou (PTG). Il s’agissait d’une prothèse de type charnière en ivoire, fixée à l’os avec du plâtre de paris (Fig. 11).
Figure 11. Prothèse de Gluck de 1891 d’après Brand et al., (2011)
Les prothèses de genou à charnière sont constituées de deux éléments, l’un tibial et l’autre fémoral reliés entre eux par une liaison mécanique. Les premières charnières étaient fixes et limitaient le mouvement à un seul degré de liberté : la flexion/extension. Il a fallu attendre la deuxième moitié du 20ème siècle, pour observer des avancées significatives. En 1950, Borje Walldius, chirurgien suédois, constatant les bons résultats obtenus en France par les frères Judet pour les prothèses de hanche, a mis au point une prothèse totale de genou composée d’une partie fémorale et d’une partie tibiale reliée entre elles par une tige en acier inoxydable pour former une articulation de type charnière dont les surfaces de contact sont en acrylique (Fig. 12). L’amplitude de mouvement était de 90° à 185°. La première pose a eu lieu en 1951. Avec un recul de huit ans et 51 patients opérés avec 26% de résultats peu satisfaisants (Walldius, 1960), ce concept peu adapté aux contraintes mécaniques et biologiques est apparu plus approprié à certains cas extrêmes plutôt qu’à une routine clinique.
Figure 12. Prothèse de Walldius d’après Walldius, (1960)
En 1968, sept chirurgiens français réunis au sein d’un groupe qu’ils ont baptisé GUEPAR (Groupe pour l’Utilisation et l’Etude des Prothèses ARticulaires), ont proposé une prothèse de genou à charnière en chrome cobalt molybdène (Fig. 13). Sa différence principale par rapport aux prothèses existantes était le déplacement postérieur, surélevé de l’axe de rotation par rapport à l’interligne articulaire (Nordin et al., 2018). Cette modification permettait une amplitude de flexion plus importante et un meilleur positionnement du tibia par rapport au fémur dans la rotation. Le déplacement de la patella était proche de celui d’un genou sain.
Figure 13. Prothèse GUEPAR d’après Nordin et al., (2018)
La biomécanique musculaire était respectée avec un bras de levier adapté. Malgré ces avancées, et bien qu’encore utilisées pour certaines indications, les taux d’échecs de ce type de prothèse étaient importants. Ces résultats ne faisaient qu’illustrer la complexité de l’articulation du genou. La mobilité qu’elles apportaient, ne respectait pas la cinématique d’un genou sain bien plus complexe qu’une simple charnière.
L’idée de Frank Gunston en 1968 a été de concevoir une prothèse dans laquelle les éléments prothétiques, en métal pour le fémoral et en polyéthylène pour le tibial, permettaient un mouvement proche de celui d’un genou sain. La première prothèse bicompartimentale de genou à glissement était née : les ligaments étaient conservés et les matériaux et techniques de fixation étaient inspirés par ceux mis au point pour la hanche par Charnley. Différents modèles de prothèses, inspirés du travail de Gurson, ont ensuite été proposés. Les différences majeures portaient sur la conservation ou non des deux ligaments croisés et dans ce dernier cas la stabilité était alors assurée par la congruence des surfaces prothétiques. La prothèse Total Condylar a été créée par Insall en 1972 (Fig. 14).
Figure 14. Total Condylar prosthesisSource : Nat. Mus. of Health and Medicine, USA https://www.dvidshub.net/image/8203472/total-condylarknee
Les idées, basées sur des concepts biomécaniques, étaient de diminuer les efforts aux interfaces implants/os. Pour cela les éléments prothétiques, et en particulier l’implant tibial, étaient fixés sur la plus grande surface osseuse possible et pour réduire le taux d’usure le frottement devait être optimisé. L’implant fémoral bicondylien était cimenté et les ligaments croisés sacrifiés. En 1978, le modèle de Insall-Burnstein, introduit une came centrale pour une stabilisation antéro-postérieure (Fig. 15).
Figure 15. Insall-Burnstein prosthesis. D’après : Arthroplasty of the Knee - ClinicalTree (clinicalpub.com)
De nos jours, la grande majorité des prothèses totales de genou est composée de quatre composants (Fig. 16). Le premier est l’implant fémoral qui remplace les surfaces articulaires fémoro-tibiales et fémoro-patellaires. Sa surface de contact a une géométrie qui reproduit celle des surfaces articulaires saines, avec des rayons de courbure physiologiques. Le deuxième composant est l’implant tibial généralement monobloc et métallique comme le précédent. Il comporte un plateau et une quille centrale qui s’enfonce au centre de l’épiphyse dans la direction de la diaphyse tibiale. Le troisième composant est l’insert en polyéthylène qui est totalement ou en partie fixé sur le plateau de l’implant tibial. Il présente en proximal deux condyles concaves dans lesquels vont venir s’articuler les condyles de l’implant fémoral.
Figure 16. FHK – Mobilebearing total knee arthroplasty de FH Ortho
Le quatrième et dernier composant est l’implant (ou bouton) patellaire en polyéthylène qui remplace la surface articulaire de la patella. Ce concept facilite l’équilibrage ligamentaire (seuls subsistent les ligaments collatéraux) et augmente l’amplitude de flexion (Argenson, 2005). Les désavantages sont la possibilité de luxation, d’usure ou de rupture du plot-came. On trouve actuellement sur le marché de nombreuses variations de designs qui sont propres à chaque gamme d’un fabricant : prothèses à plateau mobile, à grande amplitude de flexion, implants ultra congruents et implants aux géométries dissymétriques plus anatomiques (Fig. 17).
Figure 17. À gauche Zimmer Nexgen LPS Mobile Bearing et à droite Zimmer Persona ultracongruente - Zimmer©
L’objectif du développement des prothèses à plateau mobile était de reproduire la cinématique native du genou et d’obtenir une mobilité articulaire moins contrainte. Ce qui avait pour conséquence de diminuer le frottement et de positionner le plateau en fonction des efforts appliqués et de corriger d’éventuels défauts d’alignement entre les implants tibial et fémoral. Dans ce concept, l’insert en polyéthylène n’est pas totalement fixé au plateau, ses translations sont contrôlées par un plot cylindrique vertical. Le taux d'échec des prothèses totales de genou est de 10% au bout des dix premières années. La principale cause est due à l’usure du polyéthylène dont la libération de particules engendre une réaction inflammatoire, suivie d’une perte osseuse qui peut conduire au descellement de l’implant. Lorsque l'usure du polyéthylène est importante, le métal du plateau tibial peut venir partiellement au contact. Le frottement conduit alors à la production de particules métalliques toxiques (métallose) (Fig. 18).
Figure 18. Usure massive d ’ un plateau tibial à conservation des ligaments croisés
Les premiers travaux basés sur la méthode des éléments finis ont été publiés au début des années 80. On notera en particulier le modèle bidimensionnel développé par (Askew et al., 1981) pour caractériser la distribution des contraintes à l’interface de l’os trabéculaire et d’un implant tibial cimenté ou les travaux de (Bartel et al., 1982) pour étudier les performances d’un design d’implant tibial développé en cas de perte importante d’os trabéculaire.
La plus grande partie des études concerne l’implant tibial. Des auteurs ont pris en compte le capital osseux, cortical et trabéculaire, pour analyser les contraintes et les zones de sur-contraintes, au sein de l’os trabéculaire en fonction des caractéristiques géométriques des implants ; l’optimisation des géométries des surfaces portantes a été proposée, les micromouvements des implants et leur stabilité caractérisés. Des analyses plus classiques concernant les efforts de contact et l’évolution des déformations du polyéthylène sous chargement cyclique ont été publiées. Un des objectifs des approches numériques était également relatif à la prédiction de la rupture des éléments prothétiques en fatigue. Le numérique a permis d’apporter des réponses sur l’apparition de phénomènes de stress shielding responsable de résorption osseuse. Ce dernier exemple, en particulier, montre, et c’est une banalité que de l’écrire, la complémentarité du numérique par rapport à l’observation expérimentale et clinique pour décrire des phénomènes locaux pas ou peu accessibles par ces techniques. Les objectifs des travaux évoqués ci-dessus, tous réalisés dans les années 80-90, ont depuis été largement repris et étendus. Le 3D est devenu une norme, l’utilisation de l’imagerie clinique est routinière, les modèles sont multi-physiques, de plus en plus sophistiqués et les résultats du numérique de plus en plus utilisés en amont de l’implantation chez l’homme.
Conclusion
L’histoire des arthroplasties comporte de nombreuses réussites et de nombreux échecs. Les prothèses conçues pour les autres articulations que la hanche et le genou et leurs évolutions ont reposé, jusqu’à il y a quelques années, sur des procédés bien connus des numériciens, du type « trial an error method ». Un premier prototype est réalisé, implanté chez l’homme et les échecs cliniques observés sont analysés et exploités pour la proposition d’une nouvelle génération. Bien souvent, le concept de la prothèse totale de hanche a été extrapolé à une autre articulation pour fournir l’ébauche d’une première prothèse. Les échecs ont souvent été dus à une mauvaise connaissance du système articulaire concerné sur les plans cliniques, biologiques ou mécaniques. Une mauvaise application des principes ou concepts de l’ingénierie pour résoudre les problèmes complexes qui étaient posés a conduit systématiquement à un échec. L’objectif d’une arthroplastie est bien évidemment la conception d’une prothèse qui permette de restituer au mieux le mouvement, de diminuer la douleur, d’augmenter la qualité de vie du patient avec une durée de vie la plus élevée possible. Dès les plus anciennes arthroplasties, la collaboration entre cliniciens et ingénieurs a été nécessaire pour faire face à bon nombre de problèmes pluridisciplinaires complexes. L’association de matériaux du vivant à des matériaux de l’ingénieur a conduit à des problèmes évolutifs multi-échelles.
Patrick Chabrand,
Professeur émérite
Aix-Marseille Université
Institut des Sciences du Mouvement
UMR 7287 - CNRS
mai 2025
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